Spécial Ramadan 1430
Le Ramadan de jadis au cœur de la capitale
Des salles de chant mythiques qui ont révélé de grands artistes
Le mois saint de Ramadan est là, apportant dans son
cortège ferveur, recueillement et foi.
La capitale réservait autrefois un accueil particulier au mois du jeûne. Les quartiers de Bab Souika et Halfaouine… veillaient jadis jusqu’à l’aube, les cafés ouvrant toute la nuit. Les commerces de gâteaux proposent :
baqlaoua, makroudh, ghraïba, samsa. La débla se préparait dans les maisons et était jadis de petite dimension avant de se transformer aujourd’hui en ouédhnine el kadhi (les oreilles du kadhi) à la dimension d’un beignet.
Les habitants des banlieues débarquaient à Bab Souika et Halfaouine, chaque soir après la rupture du jeûne, pour assister aux galas où se produisaient les plus grands artistes de la belle époque tels que Saliha, Fethia Khaïri, Ali Riahi, Hédi Jouini, Youssef Témimi, Hédi Kallel, Hédi Mokrani…
A Halfaouine, l’enfant était roi, puisque des manèges y étaient installés où ne manquaient guère ni le fameux karakouze, ni sandouk eddonia, ni encore Ismaïl Bacha.
Les cafés chantants de Halfaouine proposaient en fait un art décadent, une chanson bas de gamme où l’art ne volait pas vraiment haut. Ce qui n’était guère le cas des salles de tarab qui pullulaient à Bab Souika et marquèrent l’histoire de la grande musique tunisienne.
Salle Al Fath
La plus grande salle de chant à Bab Souika est celle d’Al Fath, baptisée ainsi en hommage à Fethia Khaïri, la grande dame de la chanson tunisienne. Le propriétaire de cette salle, Si Ahmed El Gharbi, voulut ainsi remercier celle qui y animait les soirées et trônait en artiste souveraine. Khaïri a surtout eu le mérite d’obtenir l’autorisation permettant l’ouverture de la salle lorsqu’elle chantait chaque vendredi, elle et Hassiba Rochdy, au palais de Sidi Moncef Bacha Bey. C’est en allant chercher une intervention du Bey que Fethia Khaïri obtint cette autorisation que «Cheikh El Médina» avait jusque-là refusée à Si Ahmed El Gharbi.
Fethia Khaïri, maître
des lieux
Fethia Khaïri a présenté pour la première fois au public le grand musicien, le Dr Salah Mehdi, qui passait alors pour être le plus grand joueur de nay du pays. Abdelwaheb Ameur, un chanteur égyptien, se produisait en 1949 également sur la scène de la salle Al Fath avant qu’il ne soit relevé par un autre artiste oriental, Sayed Chatta. A la fin des années 40, deux chanteurs tunisiens accompagnaient Fethia Khaïri à la salle Al Fath. Il s’agit de Youssef Témimi et Hédi Kallel. On peut imaginer le régal que trouvaient les vrais mélomanes dans ce haut lieu de la musique tunisienne.
Hédi Mokrani allait ensuite débarquer, tout comme Mohamed Sassi, joueur de luth émérite, et qui reprenaient les chansons de Karem Mahmoud et Abdelaziz Mahmoud. En cette année 1949, j’étais un spectateur assidu de ces concerts publics que je suivais accompagné de mes parents ou d’une vieille voisine, Khalti Mongia.
Salle Al Fath, troupe
Al Manar
Vint l’année 1954. Je passais alors de l’autre côté de la barrière, puisque je devenais moi-même animateur de soirées. Je montais sur scène pour présenter les artistes qui allaient se produire, et cela m’avait permis de connaître de très près les milieux artistiques de l’époque. Il y eut même une année où la famille beylicale avait pris l’habitude de s’installer au premier rang de la salle Al Fath pour suivre les soirées ramadanesques, la princesse Zakia Bey faisait partie de ces spectateurs d’exception et avait en fait appris à jouer du luth. Elle écrivit même des paroles de chansons pour Hédi Mokrani Eddonia zhat wa hlat et pour Ezzeddine Iddir Ismaâ, ismaâ kolli.
Ramadan 1954, la troupe Al Manar ouvrait les hostilités à la salle Al Fath par des compositions de Ridha Kalaï, lequel était en vérité le chef d’orchestre et, virtuose inégalable du violon, proposait une douce et langoureuse entrée en matière par le biais de ses compositions dont les fameuses Layali eddar el baïdha (Nuits de Casablanca) et Layali Ouahran (Nuits d’Oran). Il proposait également Zina de Mohamed Abdelwaheb.
Occupaient ensuite la scène : Hédi Mokrani, Hédi Kallel, Mohamed Ahmed, Mohamed Ferchichi et Fethia Khaïri qui reprenaient ensemble des mouachahats, à commencer par Koum ya nadimi.
Puis, chacun d’eux donnait son propre tour de chant. Saliha, elle épatait régulièrement l’assistance pour conclure par Ouadaouni.
Chafia Rochdy, la pionnière
Juste en face de la salle Al Fath se trouve l’hôtel Ayachi, sur la terrasse duquel s’installait la troupe de Mohamed Triki dont faisait partie Hédi Jouini qui jouait le luth. Ses chansons étaient alors interprétées par Hassiba Rochdy.
Près de Bab Souika, en arpentant la rue Hammam Remimi, on tombe à gauche sur la salle Raoudhet El Ons où se produisait la belle chanteuse Dalila Taliana.
Le café Dziri, place Bab Souika, à l’angle gauche de la rentrée de Halfaouine, était un immense lieu de rencontres et de convivialité. Chafia Rochdy qui a été la première femme tunisienne à conduire une voiture s’y produisait. Le chanteur Habib Chérif interprétait pour sa part les chansons de Ali Riahi sur les airs de la troupe conduite par le maestro Kaddour Srarfi.
Au café Mille et Une Nuits situé à la rue Zaouia-Bokria, les veillées ramadanesques étaient également interminables. Les femmes s’installaient dans la salle à droite et on pouvait même lire sur les affiches «Places réservées aux femmes musulmanes». Wafa Amine, une artiste égyptienne, reprenait trois chansons d’Oum Kalthoum. Le maître du luth Ali Sriti, interprétait des chefs-d’œuvre de Mohamed Abdelwaheb. Sadok Ben Salem et Shérazade y exerçaient également leur talent, alors que le célèbre parolier Belhassen Abdelli, vêtu d’une élégante jebba, animait des soirées enchanteresses.
A Halfaouine, deux grandes baraques étaient installées durant chaque mois saint. Dans la première, on pouvait apprécier les numéros du prestidigitateur «Bakhboukh». Tout à côté, un beau manège comprenant un grand huit, faisait le bonheur des enfants. Dans la seconde baraque, un autre prestidigitateur Slim Larnaout, placeur de salle de cinéma à l’origine, rivalisait d’ingéniosité.
Tout à côté de la mosquée Saheb Ettabaâ, il y avait une baraque où on projetait des films d’action et d’aventure pour lesquels se passionnaient les mômes. Une autre proposait des combats de boxe entre le légendaire Tahar Ghanjou et Bagaou, rire et coups bas garantis.
Juste en face du café El Onk se dressaient des baraques de «gagnant» où l’on mettait en jeu, la nuit du 27 Ramadan, rien moins qu’un mouton. Des deux côtés, le long de ces boulevards se tiennent des commerces de légumes et de fruits lesquels, la nuit venue, se transformaient comme par enchantement en pâtisseries où l’on pouvait déguster des friandises, des gâteaux et des sucreries. Certains commerces se reconvertissent même en cafés chantants. Ce qui donne une idée de la qualité très incertaine de l’art qu’on y proposait et le peu de cas qu’on y faisait du confort des gens.
Bref, Ramadan passait tel un mois d’émerveillement et de plaisirs dans le cœur battant de la capitale, les quartiers de Bab Souika et Halfaouine.
Les souvenirs foisonnent : les plus âgés n’ont toujours pas oublié les intenses moments de plaisir que leur avaient fait passer les grands artistes de la chanson tunisienne entrés dans la légende.
Tout comme ces hauts lieux de culte des arts qu’avaient été les salles Al Fath, Kortouba les Mille et une nuits, le Palais des sociétés françaises, Raoudhatou El Ons… Et ce fut un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, comme dirait Charles Aznavour en parlant de sa Bohème.
Tahar MELLIGI La Presse de Tunisie Lundi 14 septembre 2009