Ce soir où le soleil ne s'est pas couché sur Tunis
par
El Kasbah, dimanche 16 décembre 2012, 17:33 ·
Il est des fois où les choses sont pratiquement écrites d'avance. Parmi elles, il est des rencontres qu'on espère ardemment et qu'on redoute. Des rencontres tellement espérées que la crainte de la déception se bat en permanence avec la promesse d'un moment de bonheur.
La rencontre entre l'Astre de l'Orient et la Tunisie, cet enfant né d'une longue et tumultueuse relation entre l'orient et l'occident, ne pouvait être qu'une rencontre de ce type.
Annoncée par les médias et confirmée par la Diva à Paris, depuis son concert à l'Olympia en 1967 (le contrat a d'ailleurs été quasi finalisé à Paris), la visite de Tunis était une des étapes phares de la tournée d'Oum Kalthoum dans le cadre de l'effort de guerre pour l'armée Égyptienne dans son engagement dans le conflit arabo-israélien.
Oum Kalthoum, savait qu'à Tunis les choses allaient se passer différemment des autres étapes. Tunis, et toute la Tunisie, lui avait déclaré sa flamme depuis des années et l'attendait, l'espérait. La Dame savait qu'il n'y aura pas de demi mesures, qu'il n'y aura pas de réserve, de retenu, de silence mais que tout sera dit, tout sera exprimé, tout sera célébré.
Elle, au sommet de son art, savait que Tunis allait, enfin avoir l'occasion de lui dire, en face, droit dans les yeux, son affection, son amour, son adoration.
L'accueil fut digne de celui qu'on réserve aux chefs d’État. La fine pluie qui tombait sur Tunis Carthage ce jour là n'a pas empêché les centaines de tunisiens, officiels, artistes, intellectuels, médias, d'attendre , dehors, devant l'aérogare de l'Aouina, la Caravelle d'Air Algérie qui transportait la Diva.
Les bouquets de fleur, l'accueil officiel, la présence en masse des médias tunisiens (essentiellement, officielle, presse écrite et la RTT) et internationaux (presse écrite arabe, et surtout égyptienne), l'escorte en limousine jusqu'au Hilton, la plus grande suite, ... Tout cela était un signe, un avant gout de ce qui s'annonçait, du moment primordial, de la rencontre, du choc.
Arrive donc le vendredi.
Le soir du premier des deux concerts. Tous ceux qui pouvaient se payer un billet l'ont fait. Ceux qui ne pouvaient pas aussi. Quitte à vendre sa montre ou à emprunter auprès de son employeur. Une montre pouvait être achetée plus tard, mais l'occasion d'aller à la rencontre de la Diva pouvait ne plus se représenter.
La toute jeune Coupole d'El Menzah, inaugurée moins d'un an auparavant, se préparait à l'évènement. Un évènement qui marquera son histoire à jamais. A ce jour, peu d'évènements en son sein n'auront autant de prestige.
Ce soir là, on joue, bien entendu, à guichets fermés.
Les femmes ont mis leurs plus belles toilettes. Les chignons étaient de rigueur et les talons hauts de mise. Celles qui ne pouvaient pas tout acheter, avaient emprunté qui soit une robe, soit des escarpins, soit un sac à main pour que la toilette soit à la hauteur du rendez vous.
Les hommes, tous en costume, avaient tous la cravate nouée et droite.
Plusieurs heures avant le début du concert, les spectateurs commençaient à affluer. Vers 20h, la salle était quasiment pleine, exception faite des officiels. Le jeune Néjib El Khattab accueillait les arrivants. La RTT était, en effet, un des maîtres de cérémonie de la soirée. Peu avant l'heure annoncée, les officiels commençaient à prendre place. Tout ceux que comptait l’État comme personnalités de premier plan étaient présents.
Peu après, le 'Combattant Suprême' fait son entrée et prend place au premier rang juste au centre. Bourguiba était accompagné de son épouse Wassila, de sa fille Hajer et de sa belle sœur Neila Ben Ammar. Le premier rang était au complet. On peut reconnaître, outre ceux qu'on vient de citer, Béhi Ladgham, Secrétaire Général à la Présidence (rôle équivalent à celui de Premier Ministre), Sadok Mokaddem, président de la Chambre des Députés, et plusieurs ministres dont Hédi Nouira, Mohamed Mzali et ... Béji Caid Essebsi.
L'orchestre entre en scène. Les membres de la troupe sont tous tirés à quatre épingles avec costume sombre, chemise blanche et nœud papillon. On aurait du mal à repérer James Bond s'il s'était glissé parmi eux. Tout le monde prend place. Chacun met un point final, une note finale, un réglage final à son instrument, à la position de sa chaise, des micros. Ensuite, enfin, Elle entre. Sous un torrent d'applaudissement, la Diva prend place à gauche du Maestro comme d'habitude. Silence.
Commence le tourbillon des violons et violoncelles pour introduire le Qanûn du Maestro. Jamais un Qanûn n'aura été autant cristallin que celui d'Abdou Saleh ce soir là. Ovationné dès les premières notes, le fidèle chef d'orchestre et arrangeur de la Diva salue le public timidement ne voulant en aucun cas se mettre en avant. Il sait que Tunis était là avant tout pour elle. Le dialogue continue entre l'orchestre et le Qanûn. La salle qui commence à frémir.
Oum Kalthoum se lève escortée par les violons lancinant de la bande. La salle applaudit. Silence.
Puis: 'Ya Fou2adi !'.
Ainsi commença ce qui allait être une soirée historique de plus de trois heures ('Fakkarouni' suivra 'Al Atlal)'. Jamais 'Al Atlal' n'avait été interprétée de la sorte. Jamais la Diva n'a été autant tendue au tout début et jamais elle ne s'est autant 'lâchée' après.
Il y aura désormais 'Al Atlal' et 'Al Atlal' version 'Tunis'. C'est ainsi, inscrit dans les annales de la musique orientale. A jamais.
Dès les premières minutes, la chaleur de l'accueil du public a complètement détendue la Dame. Plus elle donnait, plus le public le lui rendait. Un tourbillon. L'ivresse d'une soirée mémorable.
Les reprises étaient la règle ce soir là. Reprises pour la Tunisie, pour Tunis, pour ce public (comme à la min 10:00) qui l'a tellement bien accueilli mais, aussi, parfois, reprises spécialement pour le 'Combattant Suprême' quand il applaudissait (cf. min 22:20 quand Bourguiba, en bas de l'écran, à droite caché par la barre de la scène, applaudit). Le signe de la Diva à son chef d'orchestre d'un geste bref et clair (nin: 22:30) de la main droite est sans équivoque. On reprend.
Et ce soir là, on reprendra autant de fois qu'il faudra. Jusqu'à l'ivresse.